Tu t’étais jurée de plus le faire. De venir ici, sans prévenir. Tu savais bien, que ça ne se faisait pas. Que c’était impoli. Que tu allais sans doute déranger. Pire, tu allais peut-être bien retomber sur Mademoiselle l’Assistante et ça … non. Tu n’avais clairement pas besoin de te sentir agacée en plus du reste. Ça n’allait pas. Ça allait mal. C’était terrible, parce que tu ressentais l’envie dévorante de hurler, tu te sentais effrayée, et tu te sentais aussi étrangement en colère, sans réussir à réellement savoir pourquoi. Bon sang, c’était frustrant. La première nuit, après tout ça, tu avais dormi comme un bébé. Tu étais épuisée, comme si tu avais passé ta nuit à courir autour du campus … Depuis ? Impossible de fermer l’œil. Comme si tu avais épuisé ton quota de sommeil pour le mois, voir carrément l’année. Alors oui, tu étais là, en train de te presser dans le couloir de l’infirmerie pour rejoindre le bureau du psychologue. Tu avais … tellement de choses en tête, tellement de choses sur le cœur, il fallait que ça sorte et Dahlia Blackburn était sans doute le seul auquel tu pouvais confier tout – ou presque – sans craindre quoi que ce soit en retour …

Bref. Tu étais là, maintenant, plantée devant cette porte, le point serré, prête à frapper, à donner quelques coups. Tu craignais encore et toujours de t’imposer. Peut-être qu’il était occupé, fatigué, il devait avoir beaucoup à faire avec les derniers événements. Et pourtant, tu finis quand même par donner deux coups, relativement discrets avant de faire un pas en arrière, pratiquement prête à fuir en courant.

Tu l’entends. C’est à peine audible, pourtant, de là où tu es mais tu l’as entendu. Il t’a dit d’entrer et le plus étrange, c’est que tu es pratiquement certaine de l’avoir entendu dire ton prénom. Pourtant … tu n’as pas rendez-vous, pourtant, tu es là à l’improviste sans avoir pris la peine de prévenir. Cela dit, au fond, ça te rassure un peu. C’est toujours mieux que de l’avoir dérangé au beau milieu d’une consultation. T’as de la chance … quand tu entres il est seul. Du coup, tu lui offres un pâle sourire tout en refermant doucement la porte derrière toi. On voit bien que t’es pas en forme, mais quand tu reposes les yeux sur Dahlia, tu as la désagréable impression que lui non plus n’est pas au mieux. Du coup, tu soupires. « Bonjour… » Tu fais deux pas, pas plus dans la pièce, et puis tu t’arrêtes. Droite. « Je vous dérange pas … ? Je peux repasser plus tard si vous préférez. » Tu abusais un peu, tu le savais. Mais en même temps, c’est bien lui qui t’avait dit que tu pouvais venir le voir, ou même l’appeler, lorsque tu en avais besoin, non ? Là. Clairement, tu en avais cruellement besoin.

Tu ne le déranges pas. Du moins, c’est ce qu’il dit. C’est sans doute vrai, non ? Il te sourit. C’est rassurant. Du coup, tandis qu’il te désigne le siège en face de lui, tu viens t’y asseoir, gardant le silence un instant, en fixant la fenêtre à travers de laquelle tu ne vois pas grand-chose finalement, à cause des rideaux blancs. Tu as tant de choses en tête. Tellement de trucs sur le cœur, aussi. Tu n’es pas certaine que tu puisses tout aborder, c’est comme ça. Dahlia, il a beau te mettre en confiance à chaque fois, tu restes toi … si réservée, si pudique sur tes sentiments, sur ce que tu ressens, au fond de toi. « Merci … » Ta voix est basse. Un peu cassée. Brisée. Il est bien le seul que tu peux déranger si facilement, sans réelle crainte d’être rejetée.

Tu quittes la fenêtre. Tu reposes les yeux sur lui. « Vous avez l’air … fatigué. » Ça se voit. Du moins, toi, tu le vois. Tu as l’impression qu’il est différent. Il y a … quelque chose, c’est tout, mais en même temps avec tout ce qui s’était passé, ces derniers temps, tu supposais qu’il devait avoir énormément de travail. Cela dit, ta gorge s’est serrée à nouveau. Comme ça. Et lorsque tu passes une main sur ta joue, tu remarques qu’elle est humide. Bon. « Désolée, je crois que j’avais réellement besoin de discuter. Et franchement, vous êtes le seul avec qui je peux vraiment le faire alors … » Trop. Amy. Trop de choses ces derniers jours, ces dernières semaines. Beaucoup trop pour toi, et ta fragilité bien cachée.

T’es pas franchement persuadée qu’il te dit la vérité … pas du tout, en fait. Disons que tu le sens ? Ou que tu le pressens ? Il y a quelque chose qui cloche avec Dahlia. Tu le sens moins impliqué, moins dynamique. Il est là, presque las, assis dans son fauteuil. Il ne bouge pas. Il ne s’est même pas levé pour t’ouvrir la porte ou t’accueillir. Il l’avait toujours fait, jusque-là, non ? Ou alors c’était juste toi. Ou alors tu te montais tout simplement la tête, tu voyais peut-être le mal partout. Ça n’aurait pas été si étonnant que ça, en vérité. Il va bien, il te l’a dit. Il n’est pas du genre à mentir, le psychologue, n’est-ce pas ?

Tu ne laisses échapper qu’un « mh », histoire de bien faire comprendre que tu doutes encore et que tu n’es pas totalement convaincue. « Tout un tas de choses en réalité … » A tel point que tu ne savais pas trop, par quoi commencé. Il y avait eu les événements d’Halloween, et finalement, même si tu n’avais perdu personne, ça avait laissé planer des choses mauvaises dans ton esprit. Des choses que tu ne parvenais pas à identifier, c’était là, mais tu ne savais pas comment, ni pourquoi. Et puis, il y avait aussi ce truc, avec … franchement, tu devais l’appeler comment ? Ton prof. Ouais. C’était totalement impersonnel, et c’était plus facile comme ça. « Je me sens … dépassée … » Et pas à la hauteur. « J’ai l’impression qu’il y a un truc qui cloche chez moi … » Sinon, pourquoi est-ce que les choses iraient toujours si mal, pour toi ? Pourquoi est-ce que les autres passaient leur temps à te repousser, comme si tu avais quelque chose de parfaitement monstrueux, en toi. Oh, bon sang. Voilà qu’une larme s’échappe et aussitôt, tu viens l’effacer d’un geste rapide, avec ta manche.

Tu soupires. Tu ne veux pas pleurer. C’est comme ça, ça fait partie des choses que tu ne fais pas devant les autres, et normalement, tu t’y tiens. Normalement, tu es assez solide pour y arriver, pour te contenir. A croire que quelque chose est brisé en toi, si vraiment tu n’arrives même plus à faire ça. Franchement, tu ne veux pas l’inquiéter plus que nécessaire. Il a dû voir passer des étudiants dans des états réellement pitoyables, ces derniers jours. Certains vont mal. Tu le sais. Tu l’as vu de tes yeux. Mais visiblement, c’est trop tard. A peine as-tu effacer cette larme, que voilà qu’il se lève, qu’il s’approche. Et il vient se placer là, devant toi, assis sur le bord de son bureau, tandis que tu te recroqueville sur toi-même, sur ton siège.

Tu relèves vivement la tête, lorsqu’il s’adresse à toi. Quelque chose semble avoir changé chez Dahlia, mais tu ne saurais dire quoi. Il te tutoie, maintenant, c’est déjà une chose relativement notable, pour toi. Rien ne cloche. C’est ce qu’il dit. Avant de finalement se mettre à parler de lui. Rien ne va correctement … tu avais raison, alors. Malgré ce qu’il a pu dire juste avant, il avait bien ses soucis, lui aussi.

Tu hausses les épaules, et puis tu inspires un grand coup. « Je sais pas … j’ai juste l’impression que quand j’effleure quelque chose du bout des doigts, ça finit immanquablement par se briser. » Tu sers les poings. Si fort. Tu entends encore sa voix, dans ta tête. Celle d’Ariel. Ariel qui ne peut pas. Ariel qui ne veut pas. Tu devrais passer à autre chose, parce que tu te dis que c’était prévisible, mais ça a prit le pas sur le reste. C’est comme ça. « En ce moment, j’ai l’impression que le ciel pourrait me tomber sur la tête à tout moment … et puis, depuis la soirée d’Halloween je me sens bizarre. J’ai peur. Je sais juste … pas de quoi. » Tu la ressens la peur, c’est tout. Mais l’identifier ? C’est autre chose.

T’as éludé. C’est plus facile comme ça, hein ? Plus facile de rejeter la faute sur autre chose. Sur la soirée d’Halloween par exemple. C’est vrai, tout le monde allait vraiment mal depuis ce bal, alors pourquoi pas toi ? C’était plus facile. Et comme ça, tu recevais des conseils et des paroles toutes faites, en quelques sortes, mais qui vraiment ne parvenais pas à t’apaiser, du moins, pas comme il le faudrait … pas comme tu aurais voulu. Mais c’est ta faute, aussi, Amy. T’es tellement compliquée. Y’a tellement de choses dans ta tête, tout autant que dans ton cœur en ce moment.

« Du temps … oui sans doute … » On va pas se mentir, t’es complètement ailleurs, là maintenant. Mais du temps, peut-être que c’est ce qu’il te faut réellement pour apaiser ta colère, et tout ce que tu peux ressentir d’autre de négatif en ce moment même. Du temps et de l’aide, sans doute, de l’aide que tu n’acceptes que bien trop rarement en général. Pourtant, là, quand Dahlia vient poser sa main sur tes cheveux … tu ne sais pas trop ce qui te pousses à faire ça, mais tu viens aussitôt attraper sa main pour la serrer un instant dans la tienne. Tu l’aimes bien, Dahlia. Tu l’aimes même beaucoup. Alors tu en viens à te demander si … lui aussi va finir par te fuir, d’ici peu. « Vous savez que je vous aime beaucoup, n’est-ce pas ? Vous le savez ? » Et quoi, lui aussi il va te balancer une excuse à deux balles ?

A quoi tu t’attends, exactement, Amy ? A une excuse du style : « restons dans le domaine professionnel, Amy ». Bon. Ça aurait pu tu sais ? Ça aurait pu … et puis, non. En fait. Pas une excuse, pas même un mouvement de recules à ton contact, rien. Dahlia, il reste là, proche de toi, ses doigts prisonniers des tiens. Il sait. Il a compris. Il tient à toi. Et tu n’en doutes pas une seule seconde, comment pourrais-tu ? Il était toujours si prévenant, si attentif. C’était comme ça depuis le tout début, sans que tu ne comprennes réellement pourquoi.

Tes yeux brillent à nouveau. Tu retiens tes larmes cette fois, même si elles sont proches, elles ne s’échappent pas. Et puis, tu relèves les yeux. Tu veux capter son regard … voir ses yeux. Tu sais. Ses yeux. « Je le suis … » Oui. Et non. Les deux à la fois. Tu l’es, oui, et en même temps, plus tant que ça, là maintenant. Sans doute pour ça que tu penches légèrement la tête, pour appuyer davantage ta joue contre sa main. T’en ressens l’envie et le besoin, d’avoir un contact physique. Même si au fond, tu continues de te dire que là, t’es vraiment conne, Amy. « Vous avez déjà été … blessé ? A l’intérieur, je veux dire ? Blessé par quelqu’un que vous aimez ? »

Il a détourné les yeux, en répondant. Peut-être que tu vas trop loin … tu vas toujours trop loin, de toute façon, non ? Le truc, c’est que c’est peut-être pas forcément d’un psy à proprement parler, dont tu as besoin. T’as juste besoin de discuter avec quelqu’un qui te comprends. Tu sais que tu peux te confier à ta petite sœur, le truc, c’est qu’Ava et toi, vous êtes si différentes… Elle peut essayer de comprendre, mais elle ne peut pas totalement y arriver. Elle peut simplement s’imaginer.

Tu soupires très légèrement. T’as pas envie de faire remonter des souvenirs désagréables, en fait. Ce n’est pas ton but. Alors tu restes silencieuse, jusqu’à ce qu’il reprenne la parole de lui-même, et tu hausses les épaules. C’est vrai que t’en es au stade où clairement, tu te poses des questions. Est-ce que tu pourras pardonner ça, pour commencer ? Ta colère et tes ressentiments te font dire que non mais au fond, tu te connais. Tu pourrais le faire tellement … facilement. Sans oublier, cela dit, c’était évident. T’avais quand même la rancune tenace.

Il te sourit maintenant. Au moins ça te réchauffe le cœur. Un peu. Il a pris tes mains entre les siennes, et … il s’est penché, au-dessus de toi, si bien qu’il te faut lever la tête pour l’observer sous cet angle nouveau et si particulier. Plus facile à deux … où est-ce qu’il essaie d’en venir, au juste ? « … peut-être bien que c’est pour ça que je suis venue. » Possiblement. T’en sais rien, en fait. Ou alors tu dis ça dans l’instant, c’est tout. D’ailleurs, tu t’es mise à murmurer. Il est si proche de toi, tu peux sentir son parfum. Alors lentement, tu détaches une de tes mains prisonnières pour venir effleurer très légèrement l’une de ses joues, du bout des doigts … avant de laisser ta main retomber lourdement sur tes cuisses. « Désolée… »

Evidemment que tu t’excuses. Sérieusement, Amy … t’oses même plus lever les yeux vers lui, maintenant. Gênée, peut-être même un peu honteuse, pour diverses raisons, des raisons que tu garderas pour toi, évidemment, mais de bonnes raisons, en fait. Il est là pour toi, ouais, le truc, c’est que t’as bien saisi qu’il n’était pas forcément là pour toi comme un psychologue … ou du moins, tu as l’impression, depuis un bon moment déjà, que dés que tu vois Dahlia, vos discussions et vos échanges sortent totalement du cadre d’un éventuel suivi, ou de séances classiques. Le pire ? C’est que c’est bien ce qui fait en sorte que tu ressentes l’envie d’y revenir. Trop de trucs dans ta tête, et surtout, bien trop dans ton cœur visiblement, non ?

« Vous n’êtes pas comme ça avec tout vos patients … n’est-ce pas ? » Oui, c’est une question bizarre, mais c’est aussi une question qui te trotte dans la tête depuis un bon moment. C’est vrai que tu le connais pas plus que ça, Dahlia, du moins pas réellement personnellement. Alors t’es bien incapable de savoir s’il est comme ça avec toi parce que c’est toi, ou si c’est juste habituel avec lui. Le plus drôle, c’est que t’es pas certaine de savoir laquelle des deux réponses tu préférerais entendre. T’es pénible. Vraiment pénible. Toi qui ne t’attaches jamais à personne, voilà qu’en quelques semaines, ton cœur s’était mis à faire des siennes en s’accrochant sans doute aux mauvaises personnes …

Ah. Bon. Tu te sens … rassurée. A croire que c’était ce que tu voulais entendre, tiens. Depuis quand t’as besoin de te sentir importante, toi, de base ? Non parce que, c’est bien de ça qu’il s’agit, là. T’as envie de te démarquer auprès de Dahlia, et le fait de savoir qu’il est comme ça avec toi, et pas avec les autres, ou plutôt pas avec tout le monde du moins, et bah ça te rassure, ça te réchauffe le cœur, aussi. Au point où, finalement, tu te mets à sourire. Juste Amy … C’est resté. D’ailleurs, il t’a écouté. Tu n’as eu qu’à lui dire une fois, et depuis, il a complétement cessé d’ajouter le « Lou » ou même de t’appeler par ton nom de famille, d’ailleurs. C’est plaisant.

Tu te redresses, un peu. Tu t’étais laissé aller, les épaules basses, du coup, tu te remets un peu plus droite, comme si tu voulais reprendre un peu contenance. Comme si tout à coup, tu voulais cesser de ressembler à une loque abattue par la tristesse. « Tant mieux… » C’est sorti tout seul, ça. Tu n’avais pas spécialement envie de le dire à voix haute, en fait. « Enfin, non, peu importe mais … Non pas peu importe, mais pas tant mieux, mais … bref. » Oui. Bon. On a compris, quoi. Il a compris. Du moins, tu le penses. Ça te rassure, c’est tout. C’est que ça fait du bien d’être un peu … spéciale, en quelques sortes, au moins aux yeux d’une personne.