Trois coups, premier acte,
et le rideau se lève.
8H15 ─ PNJ

Ses mains tremblent un peu, comme toujours.
Il n'y a pourtant nul autre public que les grains de poussière qui virevoltent dans les rayons de la lumière matinale, aspergeant la scène en bois sombre de flaques incandescentes. Mais le spectateur le plus exigeant séjournait dans le silence de la salle obscure, dans le souffle de sa voix, dans la chaleur qui auréolait ses cheveux cuivrés : lui-même. C'est la tension qui le fait frissonner, l'attente de la prestation solitaire, la préparation muette de sa propre mise en condition. Peu à peu, le monde autour de lui disparaît. Il oublie la lumière, les piaillements des oiseaux qui avaient faire leur nid quelque part dans les échafaudages des coulisses. Il oublie le silence, il oublie l'angoisse qui se presse contre sa gorge.

Et les mots survinrent, comme s'ils avaient toujours été là, sur le bout de ses lèvres, leur saveur se propageant dans l'air, toute hésitation oubliée. Ses amis plaisantaient souvent sur ce phénomène.

Tu te métamorphoses quand tu joues, Charlie. On dirait... On dirait que quelqu'un d'autre a pris possession de toi.

Il se contentait d'un petit sourire et d'une boutade, sans leur faire remarquer que c'était bien le meilleur compliment que l'on pouvait lui faire. Il est quelqu'un d'autre, sur la scène. Homme, femme, dieu, héros, monstre, démon, parfois même rhinocéros. Il pouvait être ce qu'il voulait. Il incarnait ce qu'il voulait. Et ces mots, c'étaient les siens. Il lui appartenait, il les avait absorbé. Il n'avait pas à faire d'effort pour se souvenir -il les avait déjà tellement lu, et lu encore, et lu toujours. Il avait essayé de comprendre.

Le théâtre, contrairement à ce que pensaient la plupart des gens, ce n'était pas juste réciter un texte mot par mot. C'était parfois prendre des libertés. Réciter du théâtre, c'était comme traduire avec justesse une autre langue. Le sens sera toujours le même, mais les phrases pourront éventuellement changer, le ton se plier, les expressions s'effacer. On pouvait donner autant de sens à un même monologue qu'il y avait d'acteurs pour le jouer. Tout était une question de compréhension du personnage, d'empathie avec lui. D’interprétation.

C'était ce qui donnait un goût de profonde vérité aux meilleures prestations.
Un goût de réalité.

Charlie ne s'expliquait pas vraiment ce désir de vouloir à tout prix atteindre ce stade. Un psychologue de passage dirait sûrement qu'il s'agissait là de la recherche d'un échappatoire, de la volonté de transposer dans de l'ancre tracée sur des lignes courbées un sentiment d'humanité. De vouloir dépasser, toujours, ce qu'il était, pour aller au delà de sa simple existence. Lorsqu'il jouait, il ressentait. Il vivait.

Et les mots continuent à raisonner, vibrants, alors qu'il s'active sur la scène, à force de gestes. Ce n'était pas un texte très physique : Charlie l'avait choisi pour travailler son élocution, après tout. Mais il n'y pouvait pas grand chose. Il était lancé. Il ponctue sa dernière tirade d'un silence lourd, qui embourbe la pièce. Le genre de silence qui semble figer l'espace et le temps pendant de longues secondes. Il était essoufflé, son corps presque douloureux des émotions qui l'avaient secouer. Il se détend légèrement, pousse une longue expiration.

Ne restait plus que la mélancolie.
Ses mains ne tremblent plus.

Un sourire teinté de tristesse se dessine sur ses lèvres, alors qu'il suit du regard la route du professeur. Il aurait du être étonné, bien sûr, mais son incarnation était toujours là, vibrante, à la lisière de sa peau et de son esprit. Ne t'en va pas, semblait-elle dire, comme si c'était la chose la plus importante du monde. La seule qui aurait du l'être. Il avait du mal à se focaliser sur le réel. Ou alors était-ce le contraire ? Il avait le sentiment que quelque chose lui échappait.
C'était frustrant.

Son sourire se fait un peu plus doux, un peu plus véritable aux mots qui suivirent. Il s'incline bien bas, pour remercier son interlocuteur de ses applaudissements.

Il ne savait pas trop s'il appréciait ou non le professeur. Il était très compétent dans son domaine, Charlie avait déjà eu maintes occasions pour s'en apercevoir, et c'était bien là ce qui importait. Mais il était irrémédiablement mal à l'aise avec ceux qui souriaient sans arrêt. Miel et sucre. Comme une façade. Était-ce vraiment étonnant, finalement, qu'il soit devenu acteur ? Ou était-ce un effet secondaire de sa profession ? Le jeune homme ne savait pas vraiment sur quel pied danser avec lui. Il comprenait les gens, en général, pourtant. Il se méfiait de ceux dont il ne parvenait pas à deviner les tenants et aboutissants. Et les purs optimistes heureux, ça n'existait pas.

Mais peu importe, finalement. Il ne s'agissait que d'un professeur -quand bien même le plus important. Il était curieux, peut être même un peu fasciné, comme on était fasciné par ces fleurs magnifiques sans oser faire plus que les observer. Parce qu'au fond, on se doute qu'elles sont toxiques.

- Merci, professeur Tanoshi, il murmure, comme il n'est désormais plus très loin de lui. A moins que ce ne soit pour retenir encore un instant cette impression d'irréel. J'essaye.

Il frissonne légèrement alors qu'il reprend complètement pied, le froid et la solitude s'abattant subitement sur lui, après-coup d'une performance exigeante. Il inspire un peu trop brusquement pour que cela paraisse naturel. Il cligne des yeux, cachant l'émotion qui le saisit en se détournant. Il s'assoit sur le bord de la scène, savoure un instant la chaleur claire du matin étreindre sa peau. Et tout redevient comme avant. Est-ce qu'il a pensé à laisser des croquettes dans la gamelle de Verveine avant de partir ce matin ? Est-ce que la météo avait raison sur les jours à venir ? Est-ce que...

- Est-ce qu'il arrive un jour, professeur, où se confondre dans son personnage devient plus facile que de revenir dans la réalité ? il demande, sans brusquerie mais avec une certaine imprévisibilité, en tournant vers lui son regard vert d'eau dans lequel jouent ombres et lumières.

Toujours les bonnes questions, Charlie.

_____

HRP : merci de la réponse rapide

C'est bien possible. Le regard de Charlie se fait un peu plus fixe alors qu'il détaille avec une attention renouvelée le professeur de théâtre aux cheveux clairs. Parlait-il de vécu ? Il étudia son sourire tranquille et chaleureux. Il ne s'attendait pas à cette réponse. A vrai dire, il ne s'attendait peut être à pas de réponse du tout. N'importe qui lui aurait dit tu divagues, Charlie, reposes les pieds sur terre, va voir un psy. Peut être qu'il devrait. Pas que la question transcende son existence, et que sa réponse soit primordiale pour sa survie. C'était juste... Il avait le sentiment qu'il s'agissait du genre de questionnement qui gagnait à être réfléchi et discuté. Le cheminement était parfois plus important que l'objectif final, disaient parfois des gens éclairés et vraisemblablement plus lucide que la majorité de la populace.

Mais le professeur Tanoshi comprenait et encourageait cette réflexion. Et pour ça, le jeune étudiant lui en était infiniment reconnaissant. Il lui répond par un sourire tout aussi doux que le sien, d'une sincérité désarmante.

- Pour la même raison qu'il est plus facile de s'oublier dans un livre ou, pour d’autres, vivre à travers d'autres personnes en se délaissant, j'imagine, il répond, tout en détournant son regard sur le fond abyssal du théâtre. Car nous sommes d'éternels insatisfaits face à ce que nous incarnons.

Il laisse quelques secondes s'écoulées, grains de sable roulant paisiblement dans le grand sablier immuable du temps. Il s'appuie sur ses bras, se penche un peu en arrière, relevant les yeux vers les projecteurs éteints alors que la lumière semble onduler à travers eux.

- Peut être que c'est ça, la vie, finalement. Choisir de quel personnage on veut chausser le masque, il murmure dans un souffle, pensif.

Et vous, professeur, quel masque portez-vous ? se demande malicieusement Charlie alors que ses pensées dérivent doucement. Il se redresse finalement, se tournant vers son interlocuteur. Il ne voulait pas l'ennuyer avec sa philosophie de comptoir.

- Avez vous déjà des idées de pièces pour les futurs représentations de cette année ? demande-t-il sur le ton de la conversation, la profondeur contenue dans le timbre de sa voix s'étant progressivement dissipée. Il était subitement redevenu le simple élève de théâtre qu'il incarnait quotidiennement, sans transition.