Le sang gicle. Des gouttes minuscules, mais suffisantes à son goût. Lekkå est encore en train de tabasser quelqu'un. Il est seul cette fois, mais contrairement à la petite racaille du coin, ça ne l'empêche pas de commettre des méfaits. Il a pas besoin du groupe, il a pas besoin de son gang pour ce genre de choses. Ses poings, il s'en sert depuis bien longtemps, il n'a pas besoin d'être accompagné, pas besoin qu'on lui tienne la main.

Il est comme un beau diable, une main refermée sur le col de sa victime allongée, tentant de la remettre debout, pour un dernier coup, une dernière fois. Il gagne toutes ses batailles Lekkå. Peut-être même plus qu'il le devrait. Après tout il n'est ni le plus grand, ni le plus costaud, ni le plus intelligent. Mais il continue à se battre.

Il laisse l'autre gars fuir. Les poings serrés, les phalanges écorchées. Le temps de reprendre ses esprits - de se remettre de la rage folle qui l'a envahi pendant un instant. Il en voit encore les étoiles, il en a encore l'ivresse. Il descend doucement d'un rêve de violence, il revient à lui.

Le clic caractéristique d'un appareil photo le fait sursauter et revenir sur Terre abruptement, surpris.

Je n'avais rien à faire là - pas dans cette partie de la ville, mais plus précisément à observer ce combat, cette férocité qui aurait fait trembler n'importe qui, une rage telle qu'on en voit peu et qu'on ne reste pas à contempler ; non, on la fuirait sans demander son reste, à prier qu'il ne vienne pas s'attaquer à nous, à espérer ne pas être sa prochaine victime. De la même façon qu'on tenterait d'échapper à une bête sauvage, relâchée de sa cage ; pareil à un monstre.

En revanche, je ne suis pas animé de cette même émotion dévorante, de cette crainte qui se cramponne à l'estomac, l'alourdit et lui fait se retourner, non. Mes yeux s'écarquillent, bien sûr. Je reste surpris de cette démonstration de violence, de cette vibration dans l'air qui m'atteint si puissamment que c'était comme si j'avais été au centre de l'action, à échanger des coups à ses côtés. Je n'étais pourtant qu'un simple et pauvre passant, qui n'avait rien demandé de tout cela, mais certainement pas de ceux qui aurait préféré éviter d'assister à ce spectacle sanglant.

Appelez-moi comme vous le désirez, je m'en moque ; je ne vois dans cette scène qu'une beauté pure, certes bestiale mais si innocente dans son envie, que je ne peux m'empêcher de lever mon appareil, accroché à mon cou, et de prendre une photo. Aurais-je pu m'appeler artiste si je n'étais pas capable de voir la magnificence de ce tableau qu'il me dépeint ? Aurais-je pu m'appeler artiste si je n'avais pas sauté sur cette occasion rare ?

Le problème réside dans le fait qu'il me prend sur le fait ; bien entendu, je ne suis pas très discret, il faut dire. Je ne cherche pas à l'être. C'était toutefois une possible mauvaise idée, alors qu'il venait d'éclater à lui tout seul plusieurs gars. Oops ? J'hausse une épaule et lui adresse un de ces sourires dont j'ai le secret - à ne lever qu'une commissure mais parvenir par ce léger mouvement à exprimer une joie intense qui fait étinceler mes yeux. Puisqu'il m'a déjà repéré, autant engager la discussion.

— Ah, navré, est-ce que ça te dérange ? C'était difficile de me retenir, t'étais particulièrement beau, à l'instant.

Il dévisage l'inconnu, bouche bée, incapable de prononcer le moindre mot. La situation était si improbable qu'il en a perdu sa langue. Ils ne se connaissent pas du tout. Lekkå ne l'a même jamais vu. Pourtant, l'autre lui sourit et se met à lui parler. Et soudainement Lekkå ne sait pas trop.

Elle est loin, la folie furieuse qui l'habitait il y a de cela quelques secondes, quelques minutes. Lekkå s'écrase au sol comme s'il s'était brûlé les ailes, et pendant un instant il brille d'une fragilité peu commune ; son visage se décompose et il paraît si vulnérable. Si différent du monstre bestial, enragé qu'il était quand il s'était battu.

Il est bien différent, mais l'aspect délicat qu'il dévoile soudain, est une vision si éphémère qu'elle en devient très belle, à son tour. Lekkå, lui, a les joues coquelicots, et son regard cille un peu. Aussi, il détourne la tête, maladroit, mal à l'aise.

Que. Qu'est-ce que tu dis... ? Il bredouille, pris au dépourvu. C'en est diablement mignon.

Sa réaction n'était certainement pas celle à laquelle je m'attendais ; j'en suis agréablement surpris et je peux sentir des papillons commencer à battre dans mon ventre, incapable de résister à la bouille craquante qu'il m'offre alors, si différente de celle précédente, qui transpirait d'une rage à l'état pur. J'en reste hébété un instant. En quelques secondes, grâce à mes quelques mots, j'ai réussi à le déstabiliser à ce point ? J'en deviens soudain fasciné, les yeux brillant de curiosité.

Et je n'attends pas plus avant de prendre un second cliché de lui. J'ai bien l'intention de garder ça pour moi, dans mon petit album secret, où j'entrepose toutes mes photos personnelles. C'est un beau souvenir qu'il m'offre - une expression que je ne peux qu'admirer, qui m'attire irrémédiablement, et je m'avance alors d'un pas vers lui, quitte à recevoir un coup ; je préférerais ça à ce qu'il me fuit, honnêtement. Il m'apparaît pareil à une mine d'or et je rêve de découvrir ce qu'il a d'autre à m'offrir, comment peut-il encore parvenir à me surprendre, à m'émerveiller de la sorte.

—Que tu étais incroyable ! Je n'avais rien vu d'aussi somptueux auparavant. J'suis foutrement enchanté d'être passé par là, heh.

Je ris un peu, tout bas, de peur de le briser, lui et son image enchanteresse. Mes mots doivent lui paraître bien étrange, tantôt si bien formulé, tantôt juré ; cela ne fait que témoigner de ma sincérité, vraiment. Je lâche finalement mon appareil et me penche un peu, une fois proche de lui, pour l'observer sous un autre angle, capturer de mon regard l'entièreté de son visage et l'imprimer sur ma rétine - à défaut de pouvoir le mitrailler de mon appareil.

—C'était plutôt violent, tout d'même. Rien d'cassé ?

Il comprend rien à la situation qui se présente devant lui. En même temps, c'est à ne plus rien y comprendre. Il était là, tranquillement en train de tabasser un pauvre type ; et voilà qu'un autre pauvre type vient le harceler. Enfin, un pauvre type... Il ne sait pas trop. Celui-là a quand même un charisme qui le différencie des pauvre tocards qu'il rackette de temps en temps, on va pas se mentir.

Et Lekkå, le charisme, c'est quelque chose qu'il sait pas maîtriser. C'est quelque chose qui le désarçonne, qui le déstabilise, qui le fait devenir rouge tomate et timide. Ce qu'il n'est pas, d'ordinaire. Mais là, il a juste envie de se cacher loin, très loin. Non... je vais bien. Il a l'habitude, de toute manière.

Il a l'habitude de voir ses phalanges tachées de liquide carmin. Il a l'habitude de tout ça... C'est son quotidien, en quelque sorte ? Ouais, quelque chose comme ça. Mais tous ses compliments... il ne sait pas trop. C'est la première fois qu'on lui fait quelque chose comme ça. Il triture nerveusement le tissu de sa veste, à défaut de savoir quoi faire de ses mains. Je peux savoir ton nom ? Il est poli. Pour une fois. Oh, comme il se maudit intérieurement.