les artistes et les écrivains sont des êtres compliqués. ils ont un terrible besoin que leur oeuvre soit connue et appréciée tout en se cachant souvent dans les coulisses. et puis, quel esprit dramatique ! les dramaturges et les acteurs sont pires, mais en même temps, rien n'est pire qu'eux. mais Blini, il les aime bien, ce genre de zygotos. en plus, en général, ils aiment le thé, depuis qu'ils ont arrêté l’absinthe et l'héroine... peut être car ils sont à peine majeur espèce de dégénéré. le café un peu, beaucoup, passionnément, aussi, quand l'heure de rendre leur projet se rapproche.

un des professeurs d'art est d'ailleurs un régulier de son salon, il vient toujours des heures pour noircir les pages d'un carnet rempli à craquer et un peu regarder dans le vide en commandant toujours la même chose malgré les suggestions de plus en plus désespérées du gérant et ses tentatives vaines de glisser quelque chose d'un tout petit peu différent dans la théière. cette fois, jour de fermeture exceptionnel, il reçoit un appel dudit client qui lui annonce qu'il est à court de thé dans ses placards et que ceux des distributeurs sont trop horribles pour s'y risquer, et lui demande donc s'il peut venir le livrer directement.

... il se sent un peu comme un dealer, avec son petit sac rempli de thé en vrac, toujours le même, malheureusement. mais en même temps, c'est flatteur, non, de savoir qu'un de ses clients ne peut pas se passer de lui ? enfin, de son produit, d'accord, mais c'est la même chose, arrêtez de m'embrouiller.


sauf qu'à l'accueil, lorsqu'il demande où trouver le professeur, on répond que ce nom ne dit rien à personne et lorsqu'il insiste un peu, le vieux, on l'envoie chier bien proprement. ... c'est con. il a autre chose à faire que de fouiller chaque porte, il est censé rentrer cirer le parquet de son salon de thé... persuadé que les gens sont bienveillants, et surtout persuadé que les gens ne pourront qu'aider un inconnu aussi sympa que lui, il interpelle le premier passant qui lui tombe sous main.

─ hep, p'tit gars ! dis, tu connais le professeur Wells ?

c'était un petit jeune, le fameux premier venu. il n'avait absolument pas l'air enchanté de croiser la route de Blini, par contre. genre vraiment pas. pas de sourire, pas de soupir de soulagement, rien. décevant. et en plus il ne peut pas répondre ? heu, c'est vraiment bizarre par contre. pourtant il est bien professeur ici, non ? et il n'a pas pu se tromper de nom, tout de même ?

là, forcément, il perd son sourire si assuré. il se met même à douter de lui, de ses informations, de sa vie. il remet un peu tout en cause car il se sent un peu con, debout, planté là, avec son sac de thé. en plus il va perdre de sa saveur, à force, loin de sa grosse boîte en métal pensée avec amour pour garder tous les arômes à l'intérieur et ne rien perdre des délicieuses saveurs.

─ pardon, heu... on m'a dit à l'accueil que personne n'a son nom mais je pensais que c'était une blague ? pfff... j'ai ramené du thé pour rien...

Bon. Ça fait vraiment chier de sortir de son salon pour rien et d'interrompre son grand ménage automnal. D'avoir du braver le froid, mettre une écharpe et un manteau ! Ça valait le coup quand il pensait être récompensé par un remerciement et une promotion dans l'estime d'un de ses clients, sans parler du plaisir de savoir que l'on a besoin de lui pour quelque chose. Quelque chose d'infime, certes, mais ça veut tout de même dire qu'on reconnaît que son travail a une certaine valeur, et par extension, qu'il vaut quelque chose. ... C'est un peu tordu mais on ne choisit pas son caractère de merde (si).

Du coup, il se sent un peu nul, là, debout. Il a l'impression qu'on s'est foutu de sa gueule, en plus. Super aprem. Le jeunot a pas l'air de passer l'aprem du siècle non plus, à vrai dire. Donc forcément, il sympathise un peu. Il a même envie de discuter, et l'autre aussi, si c'est pas beau, ça ?

─ pfff, pas de goût et en plus pas foutu de se souvenir de son nom ? ... Je devais livrer du thé à un client régulier mais visiblement il n'existe pas donc je suis venu pour rien et je vais gâcher du thé...

Il rentrerait bien chez lui pour le boire en vitesse mais il ne se sentirait qu'encore plus seul en se rappelant qu'il devait le donner à quelqu'un. Car oui, il voulait être complimenté, récompensé, payé, blablabla... mais au fond il voulait surgout voir quelqu'un car une journée où le salon est fermé est synonyme de journée où il ne voit personne, vu son nombre d'amis mirobolants.

─ dis, t'en veux ?

Se raccrocher à un étudiant car t'as pas de pote, ça craint.

Blini ne le sait pas et ne le saura jamais, mais heureusement pour lui qu'il pleut. Sinon, il aurait du baisser la tête et rentrer tout seul, dans le froid, et devoir affronter le fait qu'aujourd'hui, absolument personne n'avait envie de le voir. Il est peut être passé à côté d'une soirée pleine de remise en cause sur son caractère de merde, comme le disent les plus grands spécialistes, mais le gosse en face de lui et surtout les intempéries lui ont permis d'éviter toutes ces choses peu plaisantes et pourtant si nécessaires.
Du coup il se raconte qu'il est vraiment un chic type de proposer à un jeune de boire à l’œil.

─ super, p'tit gars, tu vas m'en dire des nouvelles !

Il a beau critiquer ses clients en long, en large et en travers sur leurs goûts "sans imagination", "sans aucune envie de vivre" et "sans classe", il reste persuadé qu'il propose le meilleur thé de la ville et peut être même de l'île, donc il fait entièrement confiance dans le fait que le gamin va forcément adorer. Bonne blague.

─ j'ai même déjà de l'eau chaude, il suffit d'un endroit pour l'infuser et le boire ? ... je ne sais pas où vous traînez, ici, les jeunes.

Est-ce qu'il est le genre de psychopathe à avoir estimé le temps du trajet jusqu'au campus depuis le centre ville pour chauffer l'eau une température qui fait qu'elle sera absolument parfaite le moment où il l'apporte ? Vous vous attendiez à quoi, en même temps ? Il n'a que ça, dans sa vie, alors bien sûr qu'il donne tout pour la seule chose qu'il sait à peu près faire. Et évidemment qu'il fait tout pour partager sa passion à n'importe qui qui veut bien l'entendre, même s'il le cache derrière des années d'auto-persuasion et des multitudes de phrases bidon vantant son énorme générosité.

Bon. Espérons au moins que le gosse aime bien.