cabinet du psychologue

Il allait leur falloir beaucoup de temps, et Minuit était toujours vaguement mal à l'aise, mais il était tout de même bien en présence de Dahlia, c'était déjà ça. Il hocha la tête, aux aguets cependant. Le campus n'était pas un endroit sûr pour lui, vraiment. Et il ne donnait pas cher de sa peau si ils croisaient son père alors qu'ils prenaient la poudre d'escampette pour glander en ville. Quand est-ce qu'il aurait des amis de son âge ? Probablement jamais. C'était déjà assez miraculeux pour lui de se faire des amis.

On peut aller à Mcdo ?

Peut-être que Dahlia le rendait un peu plus normal. Enfin, normal... bon. Voilà quoi. Il observa le plus vieux, pensif. Est-ce qu'ils étaient amis ? Il ne savait pas trop. Il sortit du campus, suivant Dahlia sans un mot.

Je préfère qu'on aille au parc..

Bon, même si ça signifiait peut-être de croiser une chère tête blonde qu'il n'appréciait pas du tout, mais bon. Le zoo était vraiment trop bruyant et peuplé pour lui. Il soupire doucement, baissant les yeux sur ses pieds.

On est vraiment mieux en dehors du cabinet..

Peut-être bien que sa carapace tomberait et qu'il serait plus à même de parler de lui et de sa vie. Ou de parler tout court. Qui sait.

Ça le fait bien rire d'imaginer Dahlia au drive du Mcdo. Heureusement qu'ils allaient prendre à emporter mais genre. Aux bornes. Enfin. Il observe Dahlia, sent bien la panique qu'il peut ressentir et ça lui arrache son petit rire candide de sale gosse.

Je n'ai certainement pas envie de vous mettre mal à l'aise monsieur Dahlia.

"Monsieur Dahlia". Ça se sent qu'il est perdu dans sa relation avec Dahlia, non ? Il ne sait pas trop comment le nommer, et ça le frustre un peu, surtout avec un résultat aussi bancal. Il rosit un peu, mal à l'aise. Et instinctivement, il vient prendre sa main, même s'il regrette immédiatement son action, pour être honnête.

Je vous interdis de faire le moindre commentaire.

Il faisait de son mieux pour ne pas paraître ridicule, et il fallait bien avouer que ça ne lui réussissait pas.

Il hausse les épaules, il remarque qu'il n'a pas lâché la main du psychologue et le fait l'air de rien, après l'avoir entraîné vers l'une des bornes.

Laissez moi faire. Comme vous l'avez dit peu avant, je suis bien plus à l'aise que vous.

Ah ça... et pourtant, ça fait un moment qu'il n'est pas venu à mcdo ou à tout autre établissement de restauration rapide. Il a honte de le dire, mais son père contrôle l'entièreté de sa vie : il n'est donc pas surprenant non plus qu'il contrôle avec sévérité son poids, quitte à le pousser à perdre de force des calories si Minuit venait à faire des excès. Il cille un instant en y pensant : et sa main retourne chercher celle de Dahlia, hésitante, timide.

Je...

Il se reprend, même s'il a l'air soudainement très... mal à l'aise. Mais ce n'était pas le moment de faire une crise d'angoisse en plein milieu du mcdo, merci bien. Il lève les yeux vers Dahlia, un peu remonté.

Euh, bon. Qu'est-ce qu'on fait. Je choisis pour vous ? Ou ça ira ? Il hésite un peu. Vous n'avez pas d'allergie j'espère.

C'était très awkward et on ne va pas se mentir, un peu désespérant.

Bon. Il lui laisse le choix alors. Qu'est-ce qu'il déteste ça. Il observe la borne, faisant défiler les propositions de plats tous plus... gras et américains les uns que les autres, sérieusement. Il est censé choisir pour lui... Sérieusement. En fait plus il pense moins il a faim, en vrai. Bon, ok, dans vingt minutes il allait pleurer s'il ne se nourrissait pas tout de suite maintenant, mais quand même.

Hm, d'accord.

Honnêtement. C'est le pire des challenges qu'on lui a jamais posé. Sauter sa classe de seconde c'était rien à côté, finalement. Il observe la borne en tapotant du pied, soudainement très stressé pour rien. Sûrement un message mental de son rpgiste qui lui supplie de ne pas foirer ce coup. Il observe les boissons, se disant que ce n'était pas trop gras... Enfin vu la qualité des boissons de Mcdo, éternellement coupée à l'eau, non merci. Et puis si Dahlia avait faim, lui aussi ? Argh. Il a pas l'air d'être très fan de gras, non plus. Mais qui prend de la salade à mcdo, si ce n'est les énergumènes de terminale L ? Il hésite un instant à lui expliquer de fond en comble la nourriture proposée, histoire qu'il puisse choisir de lui-même, mais sérieux. Il y a des gens qui attendent derrière eux et tout. Bon, à ce point de sa réflexion il veut sérieusement aller ad patres.

Bon, euh.

Il finit par sélectionner les boites à partager, là. Les menus, là. Argh. Il se prend de l'ice tea et prend de l'eau à Dahlia, mal assuré.

Après on paie. On prend notre ticket. Et on va attendre devant le comptoir, par là bas.

Il n'avait pas lâché sa main.

Il hocha la tête et l'entraîna vers le comptoir. Il espérait juste être repu d'ici la fin de leur maigre repas quoi. Normalement ça devrait bien se passer. Au pire il pouvait toujours manger en rentrant au campus. Il espérait juste ne pas croiser son père ou quoi. Il soupira, observant autour d'eux. L'établissement était bondé, et ça commençait à lui donner mal à la tête. De plus, il était un peu... il ne savait pas trop. Il en avait plus qu'assez de vivre dans la peur comme ça. Vivement qu'il change de ville, qu'il puisse se barrer d'ici... Même si ça disait tirer un trait sur les liens qu'il avait commencé à tisser depuis son arrivée. Enfin, il ne connaissait pas grand monde... Et peu de gens l'appréciait, au campus ou au lycée.

Il leva les yeux vers Dahlia, plissant un peu les yeux. Bon, certes, il y avait quelque chose avec Dahlia. Quelque chose qu'il n'arrivait pas trop à qualifier mais. Ils étaient liés, et ce par beaucoup de choses.

J'espère que ça vous ira, il n'empêche.

Il récupéra leur commande, puis sortit du restaurant, se dirigeant vers le parc sans trop se presser. Encore perturbé par le lien plus qu'étrange qui se tissait entre le psychologue et lui.

Il grimace un peu, observant aux alentours avec son habituel air de petit con. Oui, bon, c'est difficile de le qualifier autrement que "de petit con", Minuit. Bien qu'il se soit adouci aux cours de ces dernières heures. Probablement l'effet bénéfique de la présence de Dahlia à ses côtés. Ou alors c'est les nuggets, qui sait. Ils arrivent jusqu'au parc en quelques minutes. Ils ont de la chance : il y a du peuple, mais ce n'est pas pour autant bondé. Tant mieux, il n'aurait pas supporté sinon. Il repère un coin qui lui semble particulièrement tranquille, et invite Dahlia à le rejoindre. Il y a des bancs, mais lui aimerait bien s'asseoir directement dans l'herbe. Mais d'un côté, il ne va pas prendre le risque de se salir ou quoi, et puis il doute que Dahlia veuille s'asseoir à même le sol, alors il va se poser sur un banc, observant l'adulte s'asseoir à ses côtés.

Ils sont biens, là. Il fait terriblement bon pour une après-midi d'automne, avec une petite brise agréable et un soleil qui ne tapait pas trop fort. Les gosses sont même pas bruyants, pour une fois, enfin disons que c'était plus que supportable. Et lui, il a faim. Il pioche distraitement dans la boite de nuggets posée sur ses genoux, observant autour d'eux. Décidément, il ne se lasse jamais de faire sa petite fouine et de relever chaque détail. C'est de famille, faut croire. Finalement, il se concentre sur Dahlia, qu'il détaille avec de grands yeux curieux. Un regard intrigué qu'il contrôle à peine, qu'il ne prend pas la peine de modérer en fait.

J'espère que je ne vous ennuie pas, n'empêche.

Il marque une pause, mâchant pensivement.

Est-ce que je suis un poids, Dahlia ?

Eh ben. Soudaine prise de conscience existentielle.

Il le laisse faire. Il ne sait pas trop s'il est ok avec tout ça ou pas. Lui qui d'habitude se comporte comme le plus sauvage des chats errants envers tout le monde, sans exception... Et puis Dahlia. Qui est, comme à son habitude, terriblement tactile et câlin. Il ne sait pas s'il y voit un inconvénient ou non. Il soupire doucement, blotti contre l'adulte. Il n'a pas envie que des autres lycéens les voient, parce qu'il a peur de ce qu'on pourrait dire. Pour une fois, tiens. C'est bien la première fois que l'opinion pourrie d'autrui le gêne véritablement. Et il ne sait pas pourquoi.

Il soupire. Observe Dahlia sans rien dire dans un premier temps, puis baisse les yeux, presque penaud. Ils sont proches, il s'en fiche.

Je comprends.

Sa main revient trouver celle de Dahlia, presque timidement. Il ne sait pas trop ce qu'il fait, en réalité il est un peu en roue libre et même si ça ne le dérange pas plus que ça, une gêne subsiste, bien cachée au fond de son esprit.

J'ai juste... peur.

Il a du mal à l'avouer, parce qu'il a toujours eu du mal à avouer ce genre de choses, à parler de ce genre de sentiments. A parler de sentiments tout court, en fait. Les émotions qui le traversent ne concernent en aucun cas les autres, pas vrai ? Il suppose que c'est un peu différent avec Dahlia, après tout...

Je ne sais pas de quoi j'ai peur, mais c'est là.

Il désigne son coeur d'un geste vague, les lèvres pincées. Il se sent plus que pathétique.

Il s'écoule un long silence qu'il n'ose pas briser, allant simplement se blottir contre Dahlia. Il n'y avait rien à dire de toutes façons. Il se sentait juste en danger, voilà tout. Terriblement en danger. Il se savait menacé par une masse invisible qui se ferait un plaisir de le rouer de coups à la moindre occasion. Et il fallait avouer qu'il tendait la perche, tout de même. Dahlia ne pourrait rien y faire. Qu'est-ce qu'il allait tenter, de toutes façons ? S'interposer entre son père et lui ? Et comment, au juste ? Ils savaient tous les deux qu'ils fonçaient droit dans le mur. Et avec le sourire s'il vous plaît. De toutes façons il n'y avait rien à faire. Rien à dire. C'était comme ça.

Ne te fatigue pas trop.

Il n'avait pas envie de le mettre en danger non plus, c'était compréhensible. Il alla distraitement piocher dans la boite, il avait réussi à oublier pendant quelques instants qu'il était affamé.

Je n'ai pas envie de recommencer à chanter sur tous les toits que je peux m'en sortir tout seul.

Mais il avait l'intime certitude qu'il pouvait le faire lui-même. Il en avait envie. Ce n'était pas qu'il cherchait systématiquement à rejeter l'aide des autres, c'était juste que... pour une fois, il voulait accomplir quelque chose de lui-même. Il secoua la tête, se ravisant.

Pardon. J'ai du mal à me détacher de mon rôle de mioche insupportable.

Au moins il l'avouait.

Il observe le caneton à leurs pieds et soupire, un peu au bout de sa vie pour être honnête. Il ramène ses jambes en tailleur sous lui, parce que ça lui fout le cafard de voir que ses pieds touchent pas le sol. Quand est-ce qu'il grandit ? Quand est-ce qu'il devient un homme ? Visiblement pas pour tout de suite. Il espère juste atteindre au moins le mètre soixante. Ce serait déjà ça... Oui, il complexe, et alors ?

Je sais pas. Parfois j'en doute.

Il avait de gros moments de remise en question de lui-même, et ça lui tombait dessus d'un coup, c'était terrible. Finalement il déplia ses jambes pour les ramener tout contre lui, entourant ses genoux de ses bras et allant se blottir contre Dahlia, pour profiter de sa chaleur. Il commençait à y avoir des nuages à l'horizon, et un petit vent frais.

Après tout... Je ne suis pas approché par grand monde, autant au lycée qu'au campus.

Ce n'était pas que ça le pesait. Après tout il était habitué à faire sa vie sans avoir besoin de personne. Mais quelque chose manquait à sa vie, à son coeur. Il se sentait coupé en deux, comme si une partie de lui lui avait été arraché. Comme s'il manquait quelque chose. Ou quelqu'un ? Il ne savait pas, et restait coincé avec la sensation terrible d'avoir oublié quelque chose d'important. Ok, rien que d'y penser il avait un peu envie de pleurer, mais vu que Dahlia était là et qu'ils n'étaient pas vraiment en privé, il se retint, se contentant d'observer distraitement le lac.

Je n'ai pas envie de changer pour qu'on m'apprécie, mais la solitude commence à avoir un goût amer.

Ou alors c'était juste le goût des frites froides.

Il fait bon, aujourd'hui. En fait, il fait même doux. C'est rassurant. Il y a certes ce petit vent froid, et ces nuages gris qui commencent à tacher le ciel, mais quelle importance finalement. Lui, il préfère se perdre dans les yeux rouge orangé de Dahlia et s'y réchauffer. Ils sont bien loin de ses yeux bleus, intenses, glacials. Ces yeux qu'il hérite de son père, qui doivent rappeler l'homme au psychologue. Parfois il regrette de lui ressembler autant. Tu es bien le fils de ton père, cette phrase est devenue sa hantise.

Je suppose que tu as raison.

Il l'observe encore un peu, juste un peu. Pour imprimer les traits de son visage dans son esprit et ne plus jamais l'oublier. Ce visage, il s'en souviendra quand les coups s'abattront  à nouveau sur lui. Ce sera une aide de plus. Il essaierai de se battre encore. Au moins pour Dahlia, quand lui n'en pourra plus...
 
Merci beaucoup. Pour toute ton aide.

Il finit par se relever. Et puis il tend la main à Dahlia, peut-être avec un air un peu trop solennel qui sait ? Il a tendance à être trop sérieux, trop grave, trop cérémonieux. Ça lui attire beaucoup de brimades, beaucoup de moqueries. Mais il a été élevé comme ça. En adulte plutôt qu'en enfant. Et ça lui convient très bien.

Je...

Il commence une phrase. Et ne la finit pas, après un silence il finit par se décourager et simplement appuyer son regard sur sa main frêle, tendue, invitant Dahlia à se lever à son tour.

Minuit hoche la tête, observant le psychologue sans un mot. Son baiser l'a laissé... il ne sait pas trop. Peut-être qu'il aura besoin de réfléchir. De beaucoup réfléchir, en fait. A quoi ça l'avance, tout ça. Leur relation, et tout. Le lien s'est vite tissé, en l'espace d'à peine quelques heures, et il a encore besoin de prendre du recul sur la situation.

Il ne répond rien, il le laisse juste s'éloigner. Ses yeux bleus sont posés sur sa nuque. Il reste pensif, un peu perturbé. Finalement, il récupère son sac et le jette sur son épaule. Un regard à son portable, sa présence rassurante de l'appareil contre sa main. Il branche ses écouteurs et finit par s'éloigner, lui aussi, dans la direction opposée à Dahlia. Il rentre.