alterner cours et travail n'était pas toujours très facile pour toi. parfois, c'était trop. parfois tu craquais un peu, tu tombais d'épuisement, tout simplement. et c'est ce qui était arrivé, cet après midi, alors que tu travaillais sur des piles entières de textes antiques, à la bibliothèque. tu t'étais posé un instant, la joue contre tes bras croisés, observant les gens dehors, qui faisaient ... leurs trucs de gens on suppose. et puis tu avais fermé les yeux. juste un instant ou pas, finalement, vu que t'étais juste directement tombé en sommeil profond. au moins t'embêtais personne à dormir sans bruit dans un coin de la bibliothèque, sauf qu'au bout d'une certaine heure - tard, en fait - la bibliothèque devait fermer quoi.

le pire, c'est que tu dormais bien, réellement bien. comme si tu rattrapais tes nuits d'insomnie, comme si tu rattrapais tes cauchemars angoissants. tu dormais d'un sommeil de plomb, sans rêves, sans problèmes, tu dormais vraiment bien, dans une position improbable qui allait te détruire la nuque, mais tu semblais tellement serein. ça aurait été un crève coeur de te réveiller, probablement la raison pour laquelle on t'avait laissé pioncer en paix absolument tout l'après midi et une grosse partie de la soirée. avant que ça devienne critique, tout simplement, avant que tu sois réellement obligé de bouger tes fesses pour retourner à ta résidence - ou, en l'occurrence aux limbes, parce que tu travaillais ce soir. le pire, c'était que tu devais bosser, en vérité, tu devais avancer tes dossiers, mais ...  bah du coup t'avais juste pioncé dessus, comme si c'était une histoire pour enfants quoi.

du coup, quand t'avais ouvert un oeil et que tu t'étais rendu compte que le soleil était en train de se coucher et que c'était vraiment inquiétant en plein été, tu t'étais redressé difficilement, tout endormi encore. et puis un crrrr s'était fait entendre, et en fait... en te relevant, une page s'était collée à ta joue, et venait de se déchirer. une page, de libre ancien. tu baissas les yeux sur le livre, incrédule, avant de les ouvrir plus grands, tout ronds, inquiet à présent. merde. t'étais vraiment dans la mouise là tout de suite. d'autant qu'on allait te demander de partir, et de rendre tes livres et ... putain. putain ça craignait.

wow. gg.

tu soupires bruyamment en entendant le jeune homme approcher. tu l'as déjà vu, il doit travailler là. t'as jamais vraiment pensé à lui demander, pas que ça te concerne outre mesure quoi. loin de là même. tu relèves les yeux vers lui, juste le temps de le voir faire son affaire et faire disparaître la page dans le bouquin, tu te crispes un peu. tu ... ne saurais dire pourquoi, mais même si tu lui es particulièrement redevable de ce qu'il vient de faire, de t'accorder, ça te brusque un peu. fin ... ces bouquins, ils ont une valeur, et pas seulement monétaire. tu peux pas juste les déchirer et que ça passe tranquille, sinon tu commenceras à faire des cocotes avec des oeuvres originales, juste pour le fun. il n'a pas l'air concerné, ni même d'en avoir quelque chose à foutre, du coup tu te relèves simplement, et balance tes affaires dans ton sac.

faut partir par contre. il est tard.
quelle heure ?

flemme de faire des phrases complètes, on suppose, t'as encore la voix du mec un peu endormi, pas trop en forme. t'évalues le temps qu'il va te falloir pour aller en ville et si ça vaut le coup d'aller au bar ce soir, ou de faire genre t'étais malade et appeler avec une petite voix chevrotante. en attendant, il fallait se bouger à sortir d'ici, et avant ça ...

attends, bouge pas, j'vais ranger ceux là, je sais où je les ai pris.

tu voulais pas traîner et lui donner du travail en plus, d'autant que c'était assez relou d'aller farfouiller dans les livres anciens vu qu'ils se ressemblaient tous quoi. du coup tu préférais lui faire ça, déjà que si ça s'trouvait il avait dû faire des heures sup pour ta pomme. alors que finalement toi ... t'aurais été aussi bien dans ta chambre. tiens d'ailleurs, de ce qu'il te semblait vous étiez dans la même résidence. le genre de mec à rouler avec sa bécane et faire un bruit pas possible, sans doute pour se rendre intéressant. au moins ça le rendait intéressant, c'était toujours mieux que toi, finalement, qui te plaignait mentalement sans raison.

j'dois être en retard au taff...

tu grommelles, tu grommelles, n'empêche que ça n'avance rien, tout ça, pas vrai ? on suppose que t'étais pas assez réveillé pour t'en rendre vraiment compte. d'autant que la bibliothèque plongée dans le noir te foutait un sacré coup au moral. t'avais le cœur lourd, ça présageait rien de bon pour le reste de la soirée.

hé. j'ai une bécane, si tu veux je t'emmène.

tu te retiens grave de dire que tu sais qu'il a une bécane, que tu l'entends faire le malin devant la résidence tous les soirs et qu'un jour il en tombera dans le ravin. mais vraiment tu te retiens, jusqu'à ce qu'il te demande où tu taffes, tout simplement. tu cilles, tu le fixes. boarf, tu supposes que tu peux bien lui demander ça, et puis tu lui payeras un verre, et vous serez quitte, jusqu'à la prochaine fois où vous vous croiserez dans la fac, on suppose.

les limbes, oui, en centre ville.

vague sourire dans sa direction. t'as toujours l'air con quand tu balances cash ton lieu de travail. les limbes. à croire que c'était presque une prophétie, que tu finirais là bas. les limbes. sérieux faut pas aimer la vie pour appeler son bar là bas. après, c'est clair que quand on y reste un moment, on comprend. les limbes, c'est un endroit où le temps a presque l'air suspendu, où les problèmes s'entassent au sol, où le silence et la musique prône, la contemplation, et puis finalement l'attente. c'est vrai qu'on dirait que vous attendez tous quelque chose, sans vraiment savoir quoi. sans doute la fin du monde, sans doute la fin de la vie. difficile à dire, tu t'en fous le patron paye.

s'tu peux emmène moi, j'te payerai un verre.

c'était comme ça qu'on faisait pour se sociabiliser, nan ? tu savais même pas pourquoi t'essayais 'fin... c'est pas tant qu'il était pas le genre de personne que tu fréquentais vu que tu fréquentais personne, mais c'est juste que ... peut-être qu'il avait justement l'air aussi largué dans sa vie que toi, finalement.

il est sympa lui, à faire la discussion comme ça. fin, c'est pas trop un truc que tu sais faire, alors c'est quand même plutôt agréable. toujours plus que sa conduite putain. parce que sérieux, t'as cru mourir environ 255 fois - une fois par smiley - à l'arrière de sa bécane. bon, t'es pas du genre super super froussard mais quand même. ce mec a inventé le mot raccourci quoi. le pire c'est que t'aurais grave dû faire l'effort de répondre, au moins un peu, l'air de rien, histoire de dire quoi. sauf que non, parce que tu savais pas quoi dire et que t'avais pas nécessairement envie d'être encore plus relou que tu l'étais déjà quoi.

yes, ça y est ! on est arrivés. toujours vivant derrière ?

tu hoches la tête vaguement, il t'aide à retirer le casque, tu soupires de soulagement, un peu à l'étroit là dedans et passer une main dans tes cheveux, essayant vaguement de les réorganiser. il te demande quand est-ce que tu bosses et puis tu réalises qu'il pense sans doute que t'es au bar ou une connerie du genre. vu les crises de migraine, vaut peut-être mieux pas. même si, d'une certaine façon, ça t'arrive de dépanner, de temps à autre. c'est pas trop de gaieté de coeur mais concrètement le patron est si cool avec toi, tu peux simplement pas lui dire non quoi.

en fait. j'ai pas vraiment d'horaires 'fin. j'taffe jusqu'à la fermeture a priori.

ouais, c'est souvent comme ça, et puis ça dépend du nombre de clients, si ça vaut la peine de fermer tôt, ou tard, du coup ouais, c'est aléatoire. tu lances un vague sourire au mec à tes côtés en poussant la porte, puis tu salues simplement le patron, au bar, qui te gratifie d'un sourire.

j'suis pianiste en fait.

ouais. tu fais l'ambiance, tout ça. tu fais la potiche pendant toute la soirée, mais en soi, ça te déplait pas plus que ça, au contraire, ça te permet de te vider la tête. tu approches du bar et lance un regard à luca.

tu veux boire quoi ?

et puis au patron.

servez lui un verre et mettez le sur ma note s'viouplé.

et puis t'attrape le bras de luca, tu tires une chaise et une table pour les caler toutes proches du piano - non parce que tant qu'à faire tu vas pas le laisser boire seul et faire un peu la discussion hein - et tu l'invites à s'installer alors que tu prends place, machinalement. t'es presque un robot. tu joues quelques notes pour t'échauffer, simplement, avant de relever les yeux vers lui.

au fait mon blaze c'est wezen.

ouais, c'est pas trop tard pour être poli hein.

il dit qu'il s'appelle luca et tu lui jettes un regard. c'est joli luca. c'est simple, mais joli. t'aime bien. tu souris vaguement alors qu'il continue à parler, tu sens qu'il cherche juste à faire la discussion mais t'apprécie le geste, c'est tellement pas ton truc. mais franchement, ça se voit dans tes yeux que t'écoute totalement ce qu'il est en train de dire. c'est même carrément étonnant de te voir si attentif à quelqu'un. généralement quand tu joues t'oublie tout ce qu'il y a autour de toi alors ... enfin.

nan on s'y fait. c'est pas trop fatiguant de travailler là. et puis les gens sont sympas donc bon. niveau son, pas vraiment, généralement j'improvise des trucs.

tu observes quelques instants les blanches et les noires avant de sourire doucement et de te décaler doucement de ton siège, tapotant la place sur le tabouret de piano à tes côtés.

viens, y a pas beaucoup de place, mais je vais t'apprendre des trucs.

tu eus un sourire amusé.

au pire, moi je t'apprends à jouer du piano, et toi tu m'apprends à conduire ? comme ça on s'ra quittes.

tu sais pas ce qu'il te prend de subitement essayer de te sociabiliser mais en tout cas t'y mets vraiment du tien, c'est presque beau à voir.

'fin t'es pas obligé mais quand même ce s'rait cool.

faut croire que luca a le truc avec toi parce que d'habitude à la moindre occasion tu fuis comme si ta vie en dépendait, et là tu réclames presque à ce qu'il reste un peu plus longtemps près de toi, voire même à ce qu'il revienne. faut dire que luca a un truc qui fait qu'on peut pas le détester. il est tellement ... sincère, normal ?

y a un truc qui va pas. il le repère tout de suite, et il se met à le fixer comme si c'était un extraterrestre. ça doit pas aider, genre pas du tout, mais wez est un peu con parfois, faut pas trop lui en vouloir, les interactions sociales c'est vraiment pas son domaine. il hésite un instant à lui demander quelque chose, voire même à passer son bras autour de lui pour essayer de le rassurer, mais l'idée qu'il puisse le repousser ou lui dire d'aller voir ailleurs, voire même le traiter de pervers l'angoisse d'un coup et finalement il reste planté là à le fixer.

t'inquiètes, ça va. j'ai juste eu.. mal à la tête.

oh bon dieu. si c'est vrai tu compatis de ouf. si c'est pas vrai tu compatis aussi. bon. tu préfère rien ajouter il se met bien droit et tout et tu passes finalement un bras autour de lui pour choper son poignet le moins accessible. tu le fais un peu maladroitement, on va pas se mentir, mais on sent que t'essaye juste d'être purement et simplement professionnel et ça te donne l'air si con. enfin. tu chope son deuxième poignet et place les deux sur les touches, correctement.

voilà, reste comme ça, je vais te montrer.

tu souris doucement, place tes propres mains à une gamme de lui et appuie sur certaines touches pour sortir un ou deux sons, puis finalement une petite mélodie.

d'abord tu fais ça. puis ensuite ça. puis ça. et tu répètes. on essaye ?

et te voilà parti pour lui expliquer les bases que tu as, aussi maladroitement que tu l'es mais au moins t'es attentif, t'as pas envie qu'il craque à nouveau. tu sais pas ce qui se trame dans sa tête, à luca, mais tu l'aimes déjà bien. et c'est quand même assez rare que tu passes un bon moment avec quelqu'un donc bon.

luca il s'en sort bien, honorablement bien pour quelqu'un qui a jamais touché un piano de sa vie. en fait, luca tu l'aimes bien. il est ... vrai. plus vrai que les autres n'ont l'air d'être. et c'est pas juste une histoire de faux culs et d'autres, non, c'est quelque chose d'autre qui te fait dire que luca, il est réel, il est palpable, il est là. comme si les autres n'étaient que brume. bon, enfin, peut-être pas tous les autres. certains autres t'ont donné l'impression d'être foutrement réels, quand même.

tu fais du piano depuis combien de temps ? Je t'ai pas demandé je crois.

tu clignes des yeux, comme s'il t'avait posé une question en traître avant de hausser doucement les épaules, chassant de ton esprit le doute qui commence à s'y installer. depuis combien de temps ? comment savoir. à quand remontait la première leçon ? tu n'arrives pas à te rappeler, alors tu brodes pour ne pas avoir l'air trop con.

j'sais plus. j'étais petit, mes parents m'ont appris.

comment savoir, tu te souviens même plus de leur visage, comme s'ils avaient disparu dans la foule, alors que... tu les as vu il n'y a pas si longtemps, non ? t'as presque l'impression qu'athena t'en parle chaque fois que tu la croise. tu dois juste être fatigué.

il propose de se revoir, alors évidemment tu te relèves à ton tour et le gratifie d'un sourire. un sourire un peu timide, un peu awkward mais un sourire quand même. tu détournes les yeux un instant pour chercher quelque chose et tend la main pour attraper un stylo et un papier et lui écrire son numéro rapidement et finalement le lui tendre machinalement.

tiens. tu me diras quand t'es dispo, pars du principe que je le suis tout le temps. et puis on essayera de se faire un truc.

est-ce que tu venais de te faire un ami wezen ? c'était bien une des premières fois qu'il t'arrivait un truc pareil, tu te sentais tout bizarre. genre des petits papillons dans le ventre et tout... à moins que ce soit la conduite en bécane de luca, t'aurais compris que ça te foute mal. mais non, c'était même plutôt agréable, genre vraiment agréable. t'avais détourné les yeux et échappé un petit rire nerveux.

en tout cas c'était sympa de passer un peu de temps avec toi.

et t'es sincère, en plus de ça. comment être autre chose que sincère de toute façon.